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Neurone
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Vol 18
·
N°9
·
2013
les naïfs dans son cabinet, en fait une
roulotte de foire, pour leur soutirer
quelques sous. Au fur et à mesure que
l'intrigue se déroule, le spectateur est
convaincu de la méchanceté de Caligari
puis de sa culpabilité. Des documents
attestent de la capacité du savant à ma-
nipuler Cesare durant son sommeil et à
lui faire tuer qui bon lui semble. L'odieux
savant fou s'échappe pour mieux se réfu-
gier dans un asile d'aliénés dont il est le
directeur. Démasqué, camisolé, il som-
bre dans la folie.
Les dernières minutes nous offrent un
«twist» fascinant. Après avoir raconté sa
terrible histoire, Francis se lève et on dé-
couvre qu'il est interné dans un hôpital
psychiatrique. L'histoire d'un fou est ra-
contée par un fou! Dans un décor
représentant l'asile dans tout ce qu'il a
de plus angoissant, Francis hurle son dé-
lire. Dans la cour principale, oppres-
sante et exiguë, arrive alors le psychiatre.
Il a les traits de Caligari. A son entrée, les
patients se prosternent, les infirmiers
s'écartent. Dans toute sa majesté et rem-
pli de science, l'homme de l'art s'écrie:
«Il me prend pour Caligari le mystique.
Je sais désormais comment le soigner!»
Des révolutions techniques au
service de la peur
Le Cabinet du Dr Caligari (1) est une
révolution dans l'histoire du cinéma.
Sommet de l'expressionnisme ciné-
matographique allemand, il permet de
découvrir un des plus grands pouvoirs
du média cinématographique: faire peur
au spectateur. Pour y arriver, le film
développe toute une série d'innovations.
Les contrastes lumineux sont utilisés
avec subtilité. Les ombres accentuent le
malaise. Les décors sont anguleux, les
angles de vue innovent grâce à d'irréelles
contre-plongées. Le jeu des acteurs est
excessif et perturbant. Ces nouveautés
techniques atteindront leur but et trau-
matiseront tous ceux qui, en 1920 et
après, auront la chance et le courage de
voir le film. Elles auront également une
influence majeure sur toute la produc-
tion cinématographique allemande et
mondiale.
Un psychiatre tout-puissant et
des malades mentaux
immoraux et agressifs
Le film est contemporain des décou-
vertes de la psychiatrie scientifique mo-
derne. Robert Wiene, le réalisateur et les
scénaristes Carl Mayer et Hans Janowitz
sont visiblement imprégnés des manuels
nosographiques de Kraepelin et de ses
successeurs. Transformant les descrip-
tions de délires ou d'hallucinations
étalées dans les traités de psychiatrie en
scènes cinématographiques mémora-
bles, ils définissent pour longtemps les
malades mentaux comme des person-
nages effrayants, dénués de la moindre
humanité. Bêtes sauvages, agressifs et
sans pitié, les fous deviennent des per-
sonnages idéaux pour des scénaristes en
mal de «méchants» aux motivations
troubles et morbides.
Le psychiatre, omniscient et aux compé-
tences sémiologiques aiguisées, est le seul
à pouvoir les guérir, voire les punir. Dé-
peint comme l'antithèse du charlatan, le
psychiatre fascine par sa connaissance des
mécanismes psychiques. Il est également
une figure de la loi, magistrat du psy-
chisme, personnifiant le bien et définissant
la morale. Il suscite crainte et admiration,
comme le démontre son arrivée à la fin du
film. Ses propos sont définitifs et ne souf-
frent aucune contradiction. D'aucuns ont
analysé le Cabinet du Docteur Caligari
comme une prémonition funeste des an-
nées d'enfer que vivront l'Allemagne et le
monde quelques années plus tard. La
figure de Caligari, dans la première partie
du fil, savant fou capable d'endormir les
foules, est souvent présentée comme une
métaphore du nazisme. Seul le psychiatre,
fort de sa science et de sa morale, ne se
laisse pas endormir.
L'époque est à la toute-puissance de la
psychiatrie scientifique et descriptive.
Mais cela va bientôt changer grâce à la
propagation dans les milieux artistiques
des théories d'un certain Sigmund
Freud...
Référence
1.
Das Cabinet des Dr. Caligari (Le Cabinet du Dr Caligari)
de Robert Wiene (Allemagne, 1920). Avec Werner
Krauss, Conrad Veidt, Lil Dagover.
Les psychiatres au grand écran!
Dans un souci de créativité continue bien utile pour rendre la
lecture de Neurone agréable et diversifiée, nous recherchions
depuis quelques mois une nouvelle rubrique intéressante. Un
vent favorable nous a amené à Uccle, auprès de Pierre Oswald,
psychiatre et cinéphile très averti. Celui-ci nous a proposé une
rubrique mensuelle dédiée à la présentation de films où les
psychiatres sont mis en évidence! Ainsi, nous évoquerons des
films où les psychiatres tiennent un rôle un tant soit peu
important, ce qui amène évidemment à des commentaires sur la
psychiatrie et son évolution au fil de ces dernières décennies. Les
cinéphiles seront sans doute ravis de ces rappels. Les autres
découvriront ainsi des trésors du cinéma. Cette rubrique pourra
dès lors donner l'envie de voir ou revoir les films proposés.
Un grand merci à Pierre Oswald pour cette initiative et sa
disponibilité pour Neurone! Nous souhaitons que cette initiative
ne soit pas isolée: si d'autres lecteurs(-trices) ont aussi une
initiative semblable à proposer, nous sommes à leur disposition
pour les rencontrer et créer la collaboration qui nous tient fort à
coeur, car Neurone est votre revue, que nous essayons de rendre
la plus proche de vos attentes pour votre plaisir de lire!
Jean-Emile Vanderheyden, au nom de toute la Rédaction