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Neurone
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Vol 18
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N°8
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2013
çaise Annie Girardot...). Il suffit de les
aider à exprimer leur personnalité: ce
n'est pas parce que l'on ne se souvient
plus de ce que l'on a fait la veille que
cette journée a été vide de sens, de créa-
tion et de bonheur. Par ailleurs, pendant
de nombreuses années, l'essentiel de la
pathologie clinique pouvait se résumer à
un hippocampe non fonctionnel qui
n'assurait plus son rôle d'encodage des
faits récents. On était donc bien devant
un tableau de «blocage interne», dont le
risque était la survenue progressive
d'une perte d'autonomie et, dans cer-
tains cas, d'un ensemble de perturba-
tions multiples des différentes fonctions
de la pensée.
C'est pourquoi nous pensons qu'une
dénomination telle que «blocage in-
terne» ou «blocage hippocampique» se-
rait peut-être plus appropriée et moins
dramatique. En effet, certains de nos pa-
tients, bien qu'au stade de la non-recon-
naissance de certains proches, comme
leurs enfants, pouvaient encore identifier
certaines musiques ou chansons et re-
couvrer ainsi des souvenirs de faits
vécus, liés à ces extraits musicaux.
La distinction d'avec les méthodes de
musicothérapie est importante à faire
pour bien préciser ce que doit être la
«mnémothérapie». Il existe très schéma-
tiquement deux sortes de musicothéra-
pie: active et passive. Dans les deux cas,
ce sont bien les qualités intrinsèques de
la musique qui vont jouer un rôle théra-
peutique. En «mnémothérapie», par
contre, la musique ne joue que le rôle
d'indice; c'est la récupération des souve-
nirs anciens qui peut jouer ici un rôle
thérapeutique.
La «mnémothérapie» s'inscrit dans le
cadre des thérapies non médicamenteuses
et, à ce titre, ne vise aucunement à une
guérison de la maladie d'Alzheimer. C'est
une thérapie par l'éveil de la mémoire ré-
trograde consciente. Il s'agit d'une théra-
pie par la mobilisation de la mémoire res-
tante, c'est-à-dire de la mémoire rétro-
grade, celle-ci pouvant concerner aussi
bien la mémoire musicale que séman-
tique, émotionnelle, inconsciente et bien
sûr autobiographique. C'est le rôle de fac-
teur déclenchant que le mécanisme de
mémoire involontaire va jouer, véritable
«starter» de la pensée, de l'émotion et du
sentiment d'identité, dont on constate le
caractère rassurant et valorisant, ceci dans
une atmosphère constante de joie. L'indice
de rappel que nous avons choisi est la mu-
sique, mais d'autres indices peuvent sans
doute être utilisés dans le même but (pho-
tos, parfums...).
Le développement progressif du senti-
ment de familiarité, que nous avons ob-
servé, a déjà été mis en évidence notam-
ment par H. Platel (4) et F. Eustache (5). Il
est sans doute en liaison avec la mémoire
inconsciente. Retrouver ses souvenirs et
les revivre, c'est «se retrouver» et per-
mettre d'assurer une continuité dans sa
propre personnalité. Ce sentiment de
«ne pas se perdre de vue» semble haute-
ment sécurisant. Il est vécu par les pa-
tients comme une expérience valori-
sante. L'importance, la constance et la
durée de cette restructuration identitaire
restent à évaluer par des tests appropriés.
On ne peut pour l'instant en juger que
sur la physionomie, les attitudes et le
comportement des patients.
Au total, ce sont bien des actions théra-
peutiques que l'on est en droit d'espérer
à travers la mobilisation des souvenirs
anciens, la joie de la reconnaissance, le
développement de la mémoire incon-
sciente et la restructuration identitaire.
D'une certaine façon, on se rapproche
ainsi de Rita Levi-Montalcini (6), qui
écrivait: «Les thérapies ne doivent pas
viser à ajouter des jours à la vie, mais de
la vie aux jours».
Conclusions
Cette étude de la mémoire involontaire
chez le patient Alzheimer a porté sur 30
patients et 50 séances. Une amnésie an-
térograde majeure a toujours été la
condition sine qua non de notre étude;
l'indiçage de rappel choisi a été la mu-
sique, dans toutes ses variétés.
Elle a permis de montrer que le méca-
nisme de mémoire involontaire, concer-
nant des moments vécus enfouis dans la
mémoire, mais ravivés par un élément
associé et déclenchant, tel que décrit par
Marcel Proust est transposable et parfai-
tement applicable chez les personnes
Alzheimer, quel que soit le stade de la
maladie; l'amnésie antérograde permet
de répéter les séances plusieurs fois par
semaine avec les mêmes résultats.
Nous avons ainsi pu progressivement
dégager, définir et décrire une méthode
à visée de thérapie clinicienne courante:
la «mnémothérapie». Nos observations
sont basées sur une écoute musicale, ce
qui n'empêche pas d'envisager d'autres
approches utilisant d'autres supports
sensoriels comme le visuel (photogra-
phies...), le goût (aliments, repas...)
voire le toucher, l'odorat.
L'avenir nous semble à la diffusion de ce
genre de thérapies, auxquelles il est sou-
haitable de faire progressivement partici-
per les proches en les «éduquant» pour
multiplier plus facilement les séances
qui apportent tant de joie et sans doute
de bien-être aux patients et, dès lors, à
ces proches également. Faire revivre le
passé est un agréable présent!
Références
1.
Proust M. À la recherche du temps perdu. Du côté de
chez Swann. Eds Grasset, Paris, 1913.
2.
Laplane D. La pensée d'outre-mots. La pensée sans lan-
gage et la relation pensée-langage. Collection Les Empê-
cheurs de Penser en Rond. Institut Synthélabo: Le Ples-
sis-Robinson, Paris, 1997.
3.
Laplane D. Penser, c'est-à-dire? Enquête neurophiloso-
phique. Eds Armand Collin, dans la collection `L'inspira-
tion philosophique', Paris, 2005.
4.
Samson S, Dellacherie D, Platel H. Emotional power of
music in patients with memory disorders: clinical impli-
cations of cognitive neuroscience - Ann NY Acad Sci
2009;1169:245-55.
5.
Lechevalier B, Platel H, Eustache F. Le cerveau musicien
- Neuropsychologie et psychologie cognitive de la per-
ception musicale. Eds De Boeck, Bruxelles, 2010.
6.
Levi-Montalcini R. L'atout gagnant. Eds. Laffont pour la
traduction française, Paris, 1999.