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l
Neurone
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Vol 18
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N°8
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2013
du fait que la psychiatrie biologique est
­ injustement ­ devenue le courant do-
minant au sein de la psychiatrie, un sta-
tut qui lui a été conféré par hasard, en
raison de l'essor de la médecine orga-
nique. Von Weizsäcker affirme sans dé-
tour que le fait de s'occuper de la «no-
tion d'organes» constitue une perversion
de la biologie humaine. L'homme ne
doit pas être appréhendé à partir de ses
fonctions, mais de son fonctionnement.
Suite à une erreur de pensée ou de
croyance, on a supposé que la psychia-
trie biologique peut représenter l'en-
semble de la psychiatrie, et on s'attend
toujours à ce que tout progrès dans ce
domaine soit enregistré à son niveau.
Cette forme de wishful thinking (prendre
ses désirs pour des réalités) a entraîné
quelques usurpations de «cercles scien-
tifiques» dirigeants, pour soumettre la
psychiatrie à un certain nombre de
contraintes, afin de l'obliger à se couler
totalement dans un moule (listes d'anam-
nèse, échelles d'évaluation clinique,
arbres décisionnels diagnostiques et thé-
rapeutiques, traitements de consensus,
classification du DSM). Depuis lors, on
peut fortement douter de son caractère
scientifique, alors que cet argument
«scientifique» est précisément utilisé
pour «clouer le bec» aux opposants.
On sait qu'une combinaison d'une di-
zaine de gènes joue un rôle dans le dé-
veloppement de la schizophrénie. La
présence de cette combinaison aug-
mente de 15 à 20% les risques de voir
apparaître cette maladie, mais le reste
est attribuable à l'environnement, l'un
des principaux facteurs étant le fait de
naître et de vivre dans une grande ville.
En d'autres termes, c'est l'environne-
ment qui détermine ­ à plus de 80% ­ si
cette combinaison de gènes s'exprimera
ou non. L'information trompeuse passe
sous silence le fait qu'il n'existe pas de
preuves génétiques en faveur d'un com-
portement borderline, de la névrose, de
la perversion, de la dépression simple,
de la psychopathie et des troubles de la
personnalité. L'homme n'est PAS façon-
nable, et sûrement pas via son seul soma.
Une fois de plus, un discours matéria-
liste implicite est à la base de la suréva-
luation du soma. Mais ce n'est pas tout:
il y a aussi l'image idéale, presque plato-
nique, d'une virginité organique souillée
par un indésirable. L'exemple auquel il
est fait référence est la bactériologie.
L'art de guérir consiste ici à identifier
l'ennemi, à instaurer le médicament ap-
proprié pour l'éradiquer et, de ce fait, à
neutraliser l'influence perturbatrice.
En psychiatrie, la maladie ne constitue
généralement pas le problème, car on
est soi-même le problème ­ en tant
qu'homme, donc. Les psychotropes
n'agissent pas du tout comme les anti-
biotiques. Un antibiotique bien ciblé
agit dans 100% des cas, contre seule-
ment 70% pour un antidépresseur. Ces
médicaments ne sont en outre pas liés à
un diagnostic ou une étiologie donnés.
Ils ont été découverts purement empiri-
quement et par hasard dans le cadre
d'une action large, vague et partielle sur
quelques symptômes psychiques, et ils
ne constituent absolument pas un re-
mède spécifique pour une maladie spé-
cifique... De plus, ils sont actifs sur di-
vers symptômes communs aux classes
de maladies. Les antidépresseurs, par
exemple, agissent tant sur les dépres-
sions endogènes (majeures) que réac-
tionnelles, voire sur les dépressions
névrotiques ­ ces dernières étant actuel-
lement désignées par l'appellation in-
correcte de dysthymie. En outre, ils sont
parfois actifs sur certaines douleurs (imi-
pramine), abaissent la tension artérielle
(antidépresseurs tricycliques) et traitent
l'énurésie (clomipramine). On les a éga-
lement utilisés récemment en cas de né-
vrose obsessionnelle, de phobie sociale,
de crises d'angoisse, d'agoraphobie et
pourquoi pas le tout ensemble... ce qui
prouve leur manque total de spécificité.
Ceci explique que la psychopharmacolo-
gie pense également plutôt en termes de
dimensions qu'en termes de classes de
maladies. Il est cependant remarquable
qu'elle trouve ici un allié dans l'anthropo-
psychiatrie, qui rejette également la vaine
énumération stérile des classes de mala-
dies et adopte un cadre de pensée plus
large. Anthropopsychiatrie et psycho-
pharmacologie: un même front, donc...
Donner une juste place aux
médicaments psychoactifs
Les médicaments psychoactifs restent un
outil, par exemple pour aider le patient
dépressif, anxieux ou psychotique à «re-
prendre pied», non pour le guérir. J'ose
même affirmer avec assurance qu'en
psychiatrie, nous ne guérissons person-
ne, nous ne faisons qu'améliorer les choses.
Grâce à un médicament, le patient peut
à nouveau plus facilement engager le
dialogue avec l'autre, l'environnement
et lui-même. En bref: il peut récupérer
un peu de sa condition humaine.
Le travail important est effectué par-delà
le médicament, dans la relation théra-
peutique, mais je constate que de nom-
breux médecins n'adhèrent pas encore à
cette idée.
Par ailleurs, il faut certainement se garder
d'avancer toutes sortes d'hypothèses étio-
logiques délirantes, sur la base de cette
action très aspécifique. La visualisation
de sites de liaison sur un PET-scan, par
exemple, ne peut jamais déboucher sur
une explication étiologique. Tout au plus
peut-on savoir quelles structures céré-
brales sont impliquées dans ce fonction-
nement aspécifique. Un exemple connu
de wishful thinking est l'hypothèse de la
déplétion en sérotonine. Depuis Van Praag,
le déficit de recapture de sérotonine
dans la fente synaptique sert de modèle
explicatif de la dépression. Cependant,
il s'est avéré plus tard que la noradréna-
line peut également jouer un rôle, et on
dispose même à présent d'un médi-
cament qui traite la dépression via la
dopamine.