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l
Neurone
·
Vol 18
·
N°1
·
2013
On voit aussi que cet ordre symbolique
n'est pas limité au langage en tant que
seul véhicule de communication; il est le
langage, mais il est en amont du lan-
gage, un précieux outil d'insertion dans
le monde.
«Je dis la rose et se lève l'absente de tout
bouquet
», écrivait Mallarmé. Nommer
une chose la fait exister dans l'absence.
Nommer une chose est une opération
qui dépasse de loin la mise en adéqua-
tion entre le mot et la chose: tout le tissu
langagier est convoqué. Nommer une
chose entraîne enfin une irrémédiable
déperdition. Mais ce qui est perdu sur le
plan de la «prise au réel» est regagné sur
un autre plan: grâce au langage, nous
disposons désormais d'une forme d'en-
veloppe adaptative qui va pouvoir nous
donner intégrité, aisance, liberté. Nous
sommes libres, mais néanmoins séparés.
Certes en contact permanent avec le
réel, mais pris dans un ordre langagier
dont le maillage transversal est serré (se-
lon des logiques de signification et des
dynamiques de diffusion d'un mot vers
un autre). Les rencontres, les occur-
rences, les accidents du réel nous
contraignent sans cesse à mobiliser cette
toile symbolique en nous appuyant
d'une part sur le langage comme donné
commun, et d'autre part sur une forme
de recréation personnelle, activité de
mise en lien, en association, en fictions,
en histoires, en rêves, qui appartient à
l'imaginaire de chacun d'entre nous.
Tout cela nous permet de ressentir face
au monde notre propre sentiment d'uni-
té ­ unité psychique, unité corporelle ­
et d'expérimenter une maîtrise au moins
partielle de notre expérience. Au final
chacun de nous peut dire «je»: je suis
dans le monde, je ne suis pas noyé par
celui-ci, je trace ma route, je construis
ma destinée. Les autres autour de moi
sont autant d'autres soi, bien distincts.
C'est donc grâce à cette séparation entre
moi et le monde, entre moi et les autres,
que se fondent ma présence au monde et
ma liberté d'être.
Le réel mis «à vif»
Toute théorie est certes une fiction, plus
ou moins opérante. Ici donc il est postu-
lé que dans la psychose l'accès à l'ordre
symbolique a été provisoirement ou dé-
finitivement perturbé. Il y a dans le tissu
symbolique des zones de fragilité, des
endroits où l'enveloppe de protection
symbolique ne joue pas tout à fait son
rôle, le réel y est comme «à vif», quelque
chose n'est pas séparé. Fragilisé, le tissu
langagier perd cette souplesse adaptative
qui permet au sujet de réagir aux à-
coups du réel en conservant un mini-
mum d'unité et d'intégrité personnelle.
Ce postulat, cette approche, nous per-
met de porter un autre regard sur la
symptomatologie déjà évoquée.
La couverture de protection symbolique
étant défaillante, on comprend mieux
cette sur-stimulation du réel dans la psy-
chose avec à la clef la survenue de phé-
nomènes sensoriels que le sujet tente en
vain de contenir et qui reviennent le
hanter malgré tout sous forme de voix,
de visualisations intempestives, avec les-
quelles il lui faut désormais vivre.
Les effractions du réel produisent par ail-
leurs des effets de stupeur, de sidération,
de «chute», l'ordre langagier est profon-
dément ébranlé, il y a ruptures de conti-
nuité. Survient toute la gamme des
symptômes dissociatifs, à partir desquels
l'unité, l'intégrité du sujet commence à
être en cause, le doute le saisit: suis-je
un homme?, suis-je une femme?, qui est
ce moi dont le miroir renvoie énigmati-
quement l'image?, etc.
La «sur-symbolisation» par le
langage
La langue, terrain miné, troué, piégé, la
langue mal saisie, malcommode, invite à
des ajustements singuliers, une forme de
permanente réinvention, une «sur-sym-
bolisation» en vue de compenser sur un
autre plan la défaillance symbolique
première. Prise dans une sémantique in-
solite, la langue est tissée de liens
étranges, truffée d'inventions et de néo-
logismes.
Car, face à ce qui le submerge, face à ce
qui en lui se dérobe, le sujet se multiplie
désespérément en tentatives de reprise
symbolique, mais ­ pour en rester tou-
jours à la métaphore textile ­ son enve-
loppe de protection est en haillons, ce
ne sont plus là que des pans déchirés,
parfois sans lien les uns avec les autres,
et avec à chaque fois des zones réaction-
nelles de rigidité, des segments symbo-
liques où manque l'habituelle souplesse
associative: A entraînant B, lequel en-
traîne obligatoirement C... Cette reprise
en main «réussit» parfois dans certaines
psychoses latentes ou dites compensées,
où n'apparaîtront finalement que les
zones de rigidité, des zones silencieuses
ou «blanches», des comportements
d'évitement... Tandis qu'à l'extrémité du
spectre une cohérence pourra être illu-
soirement retrouvée dans la paranoïa,
mais au prix d'un engoncement complet
Nommer une chose est une
opération qui dépasse de loin
la mise en adéquation entre
le mot et la chose: tout le
tissu langagier est convoqué.
C'est là que survient le délire
comme une tentative de
sauver la mise, une issue
extravagante et grandiose,
une métaphore salvatrice
et lumineuse.